
En 1971, Jean Eustache décide de filmer sa grand-mère, Odette Robert, alors âgée de 71 ans.
Tout en fumant et sirotant un verre de whisky avec des glaçons, assise à une table de salle à manger, la vieille dame raconte sa vie : le décès de sa mère alors qu’elle avait 7 ans, sa jeunesse malheureuse près de Bordeaux, les deux guerres mondiales, son mariage avec un coureur de jupons, la mort de ses enfants…
Après une introduction volontairement muette, d’environ trois minutes, présentant Odette en train de faire ses courses dans un quartier du 17ᵉ arrondissement de Paris en compagnie de son petit fils Boris, Jean Eustache libère le son pour donner la parole à sa grand-mère.
Il va la filmer en temps réel, pendant deux heures, à l’aide de deux caméras. Sans montage (le film est juste entrecoupé par les claps et perturbé par un appel téléphonique), son documentaire redonne toute sa place aux mots, au plus près du visage de sa grand-mère dont la caméra parvient à saisir l’émotion – une cigarette tapotée nerveusement au bord d’un cendrier, une larme vite essuyée d’un revers de mouchoir – derrière un témoignage bouleversant qui, toujours, reste d’une grande dignité.
En pleine remise en question (il ne tournera plus rien jusqu’à son fameux La maman et la putain), le cinéaste décide de repartir de zéro, d’où le titre, et filme le parler vrai de sa grand-mère avec simplicité, sans recherche d’artifices. Revenant au fondement du documentaire, il livre une œuvre brute et désenchantée qui tente de cerner une existence à l’aune de son époque et de sa condition sociale. Un récit soumis aussi aux aléas de la mémoire et du souvenir.

Se filmant en amorce, face à sa grand-mère, Eustache s’inscrit lui-même dans ce récit poignant qu’il reçoit comme un héritage et qu’il nous livre sans filtre. Un témoignage où la mort des êtres aimés rôde en permanence et qui éclaire une partie de sa filmographie.
Dans une époque pressée où l’on s’écoute beaucoup parler, souvent pour ne rien dire, Numéro zéro revient mettre les pendules à l’heure en redonnant sa place au temps, à l’écoute et à l’échange.
Au travers d’un beau et triste parcours de vie, Jean Eustache nous livre une œuvre essentielle qui tire sa force de son extrême simplicité et de son attention donnée au pouvoir des mots. Remarquable.
Nota bene : Ne parvenant pas à diffuser Numéro Zéro, Eustache en tirera une version courte de 54mn pour la télévision qu’il intitulera : Odette Robert.
Ne passez pas à côté de la rétrospective Jean Eustache, à partir du 7 juin 2023 en salles, initiée par Les films du Losange. Et (re)découvrez l’œuvre courte mais fulgurante d’un grand cinéaste auquel il était grand temps de rendre hommage.
J’ai adoré « la maman et la putain ». Je vais me renseigner sur cette rétrospective !
Oui, très grand film que La maman et la putain. 😀 Je te recommande également ce Numéro zéro, ainsi que le moyen métrage avec Jean-Pierre Léaud : Le père Noël a les yeux bleus. Sans oublier son second et dernier long métrage, le magnifique : Mes petites amoureuses. 😉
Ca a l’air magnifique. Merci pour ta chronique.
Ravi de t’avoir intéressé. 😉
En effet, à notre époque où beaucoup se mettent en scène sans talent et alors qu’ils n’ont rien d’intéressant à dire, il est bon de revenir à zéro, pour constater que ce n’est pas une fatalité : Une personne qui a quelque chose à dire et qui sait parler et penser, c’est intéressant. C’est une vraie rencontre qui touche et qui amène à réfléchir.
Meri pour cette découverte, Marcorèle
Pourquoi pas, à voir 🙂 ?